On pourrait croire ma vie morose ou terne, voire même ennuyeuse, mais ça serait bien une pensée d’humain… vous, les humains, n’êtes que bruit et gesticulation. Ce n’est pas désagréable à observer, au contraire : j’y prends parfois goût. J’écoute vos mots, je sens votre pouls s’accélérer. Votre fragilité m’étonne, tout comme la brièveté de votre passage sur cette Terre. Vous surgissez, puis disparaissez, et je reste là, me questionnant sur le sens de cette traversée éphémère, sans mémoire. Mais qui suis-je pour juger ? Si la vie a choisi de s’incarner en vous, c’est qu’elle sait ce qu’elle fait…
Je ne bouge que très peu c’est vrai , mais j’aime ma place , stable, enracinée.
Je suis Pierre. Pas pierre le prénom non, je suis caillou, roche, matière dure, granit .
Mon nom à moi c’est Constance, et il me colle à la peau.
A l’origine du monde j’étais déjà là, à l’état liquide, au cœur de la Mère. Elle a accouché de moi et j’ai jailli, puissante , solide, énorme . Je ne grandis pas avec le temps comme vous autres, petits êtres de chair. Moi, c’est l’inverse : je suis née monumentale, et les âges m’érodent, lentement, très lentement. Je ne suis pas pressée. Je suis là.
Avec mes sœurs nous nous arrondissons depuis cette naissance fulgurante, polies par les eaux et le vent, soutenues par les innombrables racines qui retiennent la forêt. A force de nous effleurer , la rivière finira par nous engloutir je crois , nous user et nous absorber. Devenir sable me plairait assez, une vie de voyage et de mouvement. Mais chaque chose en son temps…
Mes sœurs et moi sommes assez fières de ce que nous avons créé ensemble : les humains viennent de loin pour nous toucher, ils s’émerveillent et poussent des cris, surtout quand leurs petits nous escaladent.
Cailloux géants, empilés, entremêlés, la Mère en dessous.
Je suis un peu à part dans cette grande famille de granit, j’ai pris mon indépendance. Le torrent m’a emportée il y a très très longtemps , pas après pas , goutte après goutte. C’était bien avant vous, avant le gigantesque hiver. Les eaux étaient puissantes, déterminées à nous arrondir, à nous séparer les unes des autres. Alors voilà, la rivière m’a déposée ici, où je trône désormais .
Solitaire, majestueuse , j’observe mes sœurs plus bas dans le chaos , serrées les unes contre les autres , comme empilées à la hâte , recouvertes de mousses épaisses , de lichens et de fougères. Elles goûtent encore la douce vibration du courant . Moi la rivière ne me caresse plus depuis longtemps , mon granit ne connaît plus la sensation d’être enveloppé. A présent je suis celle qui surplombe, que l’on voit de loin, que l’on observe avec déférence. Des milliers de mains me caressent, elles ont remplacé l’eau.
Parmi elles, certaines laissent une trace particulière. Je me souviens d’une humaine aux longs cheveux couleur d’automne, je crois qu’elle était mon amie et elle me manque parfois, surtout sa voix. Elle vivait nue, sa peau sentait bon l’humus et j’aimais sa présence. Elle me rendait visite chaque fois que la Lune était ronde, ramassait champignons, glands et mousse à mes pieds. Elle prenait soin de moi, ôtait feuilles et branches accumulées sur mon dos , savait précisément où ça me démangeait. Elle me couvrait d’amour ,de câlins, me parlait du monde, de mes sœurs, me racontait la forêt et m’écoutait en retour. Elle savait écouter. Elle savait raconter. Elle savait chanter et caresser. Elle m’a présentée chacune de ses filles avec émotion et nous les avons pleurées ensemble lorsqu’elles disparaissaient sous les crocs d’un loup, ou sous les attaques de la fièvre ou de la faim. Elle me manque parfois, surtout sa voix.
Ces temps-ci un autre humain touche mon cœur de pierre. Il vit là en bas dans la grande maison de bois et emmène quantité d’humains m’admirer et me regarder trembler contre son dos, pendant la saison chaude. Il leur parle de moi , de mon histoire, raconte parfois n’importe quoi mais je ne m’en offusque pas car je ressens toute l’affection qu’il éprouve pour nous les roches. Ce que je préfère c’est quand il vient seul , il me rappelle la femme aux longs cheveux couleur d’automne, ils ont la même odeur et la rocaille dans sa voix me remplit de joie. Il vieillit et j’entends son cœur s’emballer parfois lorsqu’il monte jusqu’à moi. Alors le mien se serre car je sais que lui aussi disparaîtra, son corps retournera dans la Mère et je resterai là , majestueuse , immuable , Gardienne de la mémoire, roche tremblante surplombant le chaos. Solitaire.
La pluie et le vent ont pris le relai de ses mains. Un nouvel hiver s’est installé, éreintant. Je me remémore l’époque où j’étais rouge et liquide, et celle où je ne faisais qu’une avec mes sœurs. Je rêve aussi de celle où je serai sable voyageur, aventurière, dispersée aux quatre coins du monde. Quelle vie trépidante que cette éternité !
Texte inspiré par la magnifique roche tremblante de la forêt de mon enfance à Huelgoat, terre de mémoires, de légendes, de présences et de magie.